Résumé : Depuis qu'elles sont disponibles “à la demande”, sur tous les écrans, les séries ont colonisé nos vies. Accessibles tout le temps et partout, elles remplissent les moindres temps morts et nous permettent de “déconnecter” après une journée de travail, tout en s'invitant dans nos conversations et en construisant nos imaginaires.
Ce phénomène, qui touche toutes les classes sociales, tous les âges, tous les niveaux culturels et toutes les sensibilités politiques, est indissociable d'une infrastructure numérique qui dégrade nos manières de vivre et de penser : diminution de l'attention et du temps de sommeil, surcharge informationnelle, surexcitation, consumérisme, etc. [...] En croisant réflexions sur le temps libre, la fiction, l'imaginaire, l'histoire et l'économie de l'attention, cet essai rend compte des effets délétères de ce « passe-temps » sur nos existences, trop pleines, ou plus exactement vides à craquer.
Les séries comme miroir de notre société contemporaine
Qui n’a jamais passé des heures, en perdant toute notion du temps, à enchaîner les épisodes de « Game of thrones » ou « Les chroniques de Bridgerton » ?
Le philosophe, Bertrand Cochard, propose dans son essai une critique stimulante des séries. Il nous invite à voir dans ces récits fictionnels plus qu’un simple loisir, mais plutôt un miroir idéologique de notre société contemporaine. S’appuyant sur les travaux de Guy Debord, Harmut Rosa, Hannah Arendt ou plus récemment le concept de captologie (cette science de l’attention, dont les experts créent des contenus et interfaces numériques qui « captent » notre intérêt), il questionne les raisons pour lesquelles les séries ont pris une telle importance dans nos quotidiens.
En filigrane, Vide à la demande aborde le lien entre une « addiction » aux séries et la pression constante que la société moderne exerce. Les séries apparaissent comme un exutoire à notre fatigue quotidienne et une réponse à un besoin de s’évader et compenser un « vide » intérieur. Ce « vide » que l’on cherche à combler, explique Bertrand Cochard, se nourrit d’une logique de consommation passive qui finit par susciter en nous un sentiment de « trop-plein et de vide », une amertume face au temps perdu.
Binge-watcher des séries : une addiction ?
L’expression « binge watching » (qui fait écho à l’expression « binge-drinking ») est entrée dans le langage courant depuis une dizaine d’années avec le succès de plateformes de vidéo à la demande, comme Netflix. Mais regarder des séries à la chaîne relève-t-il d’une addiction ? Qu’en pensent les addictologues ?
L’omniprésence des écrans dans nos vies soulève aujourd’hui des questions de santé publique. Certains parlent d’addiction aux écrans.
Une addiction comportementale, ou addiction sans produit, est définie comme un trouble addictif lié à une activité ou un comportement, en l’absence de consommation de toute substance psychoactive. À ce jour, seules les addictions aux jeux d’argent et de hasard et aux jeux vidéo sont reconnues dans le DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e édition).
L’OFDT (Observatoire français des drogues et des tendances addictives) appelle à la vigilance : « les mots “addict”, “addictif”, mais aussi “addiction” ou “conduite addictive” sont employés pour désigner des situations dont le caractère de gravité est hétérogène. » En effet, il existe un large éventail de situations entre l’usage occasionnel et le comportement pathologique.
Ainsi, « les termes “addiction aux écrans” sont trompeurs. La majorité des discours ou recherches s’intéressent plutôt aux comportements des enfants et des adolescents, lorsque le temps passé devant un écran est jugé excessif, parce qu’il vole le temps dévolu à d’autres activités (nécessaire au développement cognitif, au sommeil, à l’exercice physique, à l’investissement scolaire…), parce qu’il a des effets négatifs sur la santé physique (fatigue oculaire, obésité…) ou en raison du caractère inadapté à l’âge de l’enfant, de l’exposition aux écrans ou de certaines activités ou contenus accessibles. On attribue souvent, dans ce cas, à l’addiction, des conséquences qui n’ont pas de rapport avec cette entité pathologique (par exemple les retards des acquisitions cognitives chez le jeune enfant) et à un objet, un caractère négatif en lui-même. » La majorité de ces conséquences ne relèvent pas d’une addiction au sens strict.
Le laboratoire de recherche SanSPY (Université de Bordeaux) tend à montrer dans ses plus récentes études qu’une addiction aux écrans pourrait être définie par une perte d’intérêt à d’autres activités que les écrans, la préoccupation (être souvent absorbé par les écrans, même lorsqu’on n’en utilise pas), le fait de mentir à propos de sa pratique des écrans ou la dissimuler, et le fait de risquer ou perdre des relations ou des opportunités importantes à cause de l’usage d’écrans, soit des critères définissant un trouble de l’usage dans le DSM-5.
Questionner notre rapport aux écrans
Et Bertand Cochard de conclure : « une solution saute évidemment aux yeux : opérer un sevrage, réapprendre à vivre et à rythmer son temps sans la médiation des écrans et, pourquoi pas, rejoindre un collectif engagé dans la lutte contre l’infrastructure numérique et son emprise grandissante ».
Sans diaboliser nos usages des écrans, on retiendra qu’une consommation raisonnée et consciente est à privilégier, pour un meilleur équilibre au quotidien.
Pour aller plus loin :
Interview de Bertrand Cochard :
Sources :
L’interview de Bertrand Cochard « Les séries, la drogue du siècle » dans le podcast Contre-addictions (https://lnk.to/CAS2Episode31)
MILDECA, “Les Français addicts à leurs écrans ? Résultats du premier baromètre sur les usages d’écrans et les problématiques associées, 2021 (https://www.drogues.gouv.fr/sites/default/files/2022-01/dp_barometre_numerique_2.pdf)
Une association de prévention : https://www.levelesyeux.com/
Le rapport de l’OFDT « Les addictions comportementales. Définitions, enjeux et débats », 2023 (https://www.ofdt.fr/publication/2023/les-addictions-comportementales-definitions-enjeux-et-debats-1542)
Article rédigé par Clémentine Motard, chargée de projet LAST
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